Interdiction du port du voile intégral : quand le politique tient le juridique en l’état
Jean-David Dreyfus
Professeur de droit public à l’université Paris-Dauphine
Voile La commission d’enquête sur la pratique du port de la burqa (voile intégral) ou du niqab (voile intégral laissant apparaître uniquement les yeux) sur le territoire national n’aura pas suffi (à ce sujet V. l’article de C. de Gaudemont, blog Dalloz, 29 juin 2009). Le politique a décidé : pour faire face – et lutter contre – le phénomène du port du voile intégral, on va démultiplier les textes.
Peu importe qu’il existe déjà un arsenal de dispositions permettant, comme le Conseil d’État l’a relevé dans son « Étude relative aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral » (25 mars 2010) réalisée à la demande du Premier ministre, de prohiber ou de dissuader ces pratiques. Peu importent les risques de contrariété à la Constitution ou à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales d’une interdiction générale, aucuns des principes de laïcité, de dignité de la personne humaine, d’égalité entre les hommes et les femmes, ni même les exigences d’ordre public, ne constituant, selon le conseil du Gouvernement, un fondement juridiquement incontestable pour procéder à une telle prohibition. La machine à produire des textes s’est mise en route ; il n’est plus possible de l’arrêter.
Première à entrer en scène, la résolution parlementaire, ressuscitée à l’occasion de la révision constitutionnelle de 2008 pour rendre la loi moins bavarde et plus normative (nouvel art. 34-1 C).
Son titre est évocateur : elle porte sur l’attachement au respect des valeurs républicaines face au développement de pratiques radicales qui y portent atteinte. Adoptée par l’Assemblée nationale le 11 mai, elle se situe, on l’a compris, sur le terrain des « valeurs » de la République – il y avait déjà eu un rapport parlementaire sur le respect des « symboles » de la République – qui s’opposent aux pratiques radicales attentatoires à la dignité et à l’égalité entre les hommes et les femmes, parmi lesquelles le port d’un voile intégral. Elle affirme que l’exercice de la liberté d’expression, d’opinion ou de croyance ne saurait être revendiquée par quiconque afin de s’affranchir des règles communes au mépris des valeurs, des droits et des devoirs qui fondent la société. Ce point est essentiel car il a trait à l’identification d’un « ordre public non matériel » pouvant constituer le fondement de l’interdiction générale – et normative – à venir. Certains membres de la doctrine avaient d’ailleurs reproché au Conseil d’État un excès de précaution le conduisant, au nom du « risque juridique zéro », à renoncer à une conception de l’ordre public défini comme le socle minimal d’exigences réciproques et de garanties essentielles de la vie en société (Anne Levade, JCP G ; 12 avr. 2010, n° 406).
La résolution s’achève sur une promesse : ne pas en rester là et mettre en œuvre tous les moyens utiles « pour assurer la protection effective des femmes qui subissent des violences ou des pressions, et notamment sont contraintes de porter un voile intégral ». Tel est l’objet du projet de loi relatif au port de la burqa, présenté en conseil des ministres le 19 mai prochain.
Selon les premiers éléments rendus publics, le texte comprendrait sept articles dont deux essentiels. Le premier énonçant que « nul ne peut dans l’espace public porter une tenue destinée à dissimuler son visage », la méconnaissance de cette interdiction étant assortie d’une contravention de la deuxième classe (150 €) ; le second créant un délit d’«instigation à dissimuler son visage en raison de son sexe », inscrit dans le code pénal au titre des atteintes à la dignité (Chap. V, Titre II, Livre II), puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. Serait également instaurée une période de médiation destinée à permettre aux femmes portant le voile intégral de réfléchir à leur situation.
Même si l’exposé des motifs indique que : «L’édiction de mesures ponctuelles, se traduisant par des interdictions partielles limitées à certains lieux ou à l’usage de certains services, n’aurait constitué qu’une réponse affaiblie, indirecte et détournée au vrai problème que pose, à notre société, une telle pratique», même si plusieurs fondements (dignité de la personne humaine, ordre public dans son acception large, celle du vivre ensemble, questions de sécurité) sont retenus, l’assemblée générale du Conseil d’État a émis, sans surprise, un «avis défavorable» lors de l’examen du projet de loi.
Cela n’empêchera pas le gouvernement de soumettre ce texte au Parlement, la loi ne devant entrer en vigueur que six mois après sa promulgation, probablement donc au printemps 2011. Ce sera le deuxième acte, à la mise en scène soignée.
Deux écueils – sur le terrain du droit interne – resteront à surmonter. Une éventuelle saisine par les parlementaires du Conseil constitutionnel avant la promulgation de la loi ; une question préalable de constitutionnalité après son entrée en vigueur. Sans compter sur une saisine, mais qui interviendra nécessairement plus tard, de la Cour européenne des droits de l’Homme. À n’en pas douter, le troisième acte sera juridique ; ce texte hautement symbolique sera rattrapé par le droit. Mais le politique a ses raisons que le juriste ignore.
Addendum 20/05/2010 : texte du projet de loi.